samedi 8 octobre 2011

Pierre Le-Tan, promeneur mélancolique

Il a dessiné des publicités pour la mode, des tableaux, des couvertures pour plus de cent livres. Grand collectionneur, il conçoit aussi des décors et des meubles. Rencontre avec un artiste peu connu, aussi atypique que son ami Patrick Modiano.

Affiche dessinée
par Pierre Le-Tan (1998)
Pierre Le-Tan ? Son nom ne vous dit sans doute rien, mais vous connaissez ses dessins. De fins traits noirs, des ombres hachurées, le tout rehaussé d'un peu d'aquarelle. Il a dessiné les couvertures de plus de cent livres en France et aux États-Unis. Illustré des publicités pour les Galeries Lafayette, Suez, Gucci, Lanvin et même la Jouvence de l’Abbé Soury. Il a aussi imaginé les drôles de décors de Quadrille, le film de Valérie Lemercier. À cela s'ajoutent des tableaux, des affiches de cinéma, deux livres conçus avec Patrick Modiano et une quinzaine d'ouvrages signés de son seul nom, texte et images. De vrais bijoux, étincelants de finesse et d'ironie.

 Le Musée national d'Art moderne de Madrid lui a consacré une grande rétrospective il y a deux ans. Mais rien de tel en France où Pierre Le-Tan reste dans l'ombre. Au point que, flairant la supercherie littéraire, certains ont cru qu'il s'agissait d'une invention de Modiano, comme Ajar avec Gary ! D'autres ont pensé avoir affaire à un vieillard. Comment imaginer qu'un homme de moins de 80 ans consacre son temps à tracer des portraits de Gide, Colette, du couturier Jacques Fath, de l'ex-empereur Bao-Daï et autres figures parfois bien oubliées ? La rumeur l'a aussi donné pour homosexuel, vu le nombre de jeunes marins, de gigolos et d'amateurs du sexe fort que l'on trouve au fil de ses dessins.

Rien de tout cela, pourtant. Ce matin-là, quand on sonne à la porte de son appartement parisien, en face du Palais-Bourbon, c'est son dernier fils, Édouard, 3 ans, qui ouvre. Crayon en main. Le-Tan arrive dans la foulée, finissant de boutonner une chemise rayée rose, sur un pantalon de la même couleur. Il a 56 ans, les cheveux poivre et sel. Jeune père, jeune grand-père aussi. " J'ai changé de vie il y a quatre ans, déménagé, et je travaille moins ", nuance-t-il. Mais tout de même. Un ou deux livres en gestation. Des meubles peints et des décors à inventer pour quelques particuliers fortunés. Dans l'ancien pied-à-terre de Jean Cocteau au Palais-Royal, il a récemment habillé l'escalier d'un vaste trompe-l'oeil, avec de faux tableaux représentant les amis du poète : Colette, le décorateur de théâtre Christian " Bébé " Bérard, Jean Desbordes... Des traits d'une élégante sécheresse, nimbée de nostalgie. " Notre époque d'ordinateurs et de téléphones portables est quelque chose qui m'est totalement étranger, dit-il. Avec l'âge, je suis de plus en plus mélancolique. Comment exprimer cela ? Tristesse... Regrets... Le temps qui passe... " Comme son ami Modiano, il laisse ses phrases en suspens. " On n'a pas forcément des pensées très... "

Une enfance bourgeoise et artistique

Comme Modiano aussi, Le-Tan scrute avec sa plume ou son stylo l'époque de la jeunesse de ses parents. À la recherche peut-être de secrets enfouis ou du paradis perdu. Son père, Le-Pho, peintre vietnamien, fils d'un vice-roi du Tonkin, vient en Europe en 1931 pour terminer ses études aux Beaux-Arts et visiter les musées. Il s'y installe définitivement en 1937 et épouse après la guerre la fille d'un officier français. Nés dans les années qui suivent, Pierre Le-Tan et son frère vivent une enfance bourgeoise et artistique rue de Vaugirard, à Paris. " J'étais un garçon un peu bizarre, qui préférait les musées et les antiquaires au foot, se souvient-il. Je regardais mon père peindre. En guise de jouets, il me donnait des cartes postales de tableaux ou d'estampes japonaises, ainsi que de vieux livres chinois ou japonais. C'est en regardant tout cela que j'ai appris à dessiner. J'ai été imbibé. Très tôt, j'ai su que, pour moi, c'était cela et pas autre chose : le dessin, et les objets d'arts. "

Le dessin, avant tout. À 17 ans, sur les conseils d'un ami de sa mère, américain, il envoie ses premières vignettes au New Yorker. Le prestigieux magazine de l'intelligentsia américaine en retient quelques-unes avant de publier deux couvertures de Le-Tan. " J'avais dix-neuf ans, j'habitais encore chez mes parents et je n'ai même pas pensé à toucher les chèques... " C'est le démarrage en fanfare d'une jolie carrière américaine. Tout en habitant Paris, il collabore régulièrement au New Yorker et prend pour agent Ted Riley, qui représente également Sempé et Steinberg. Il alimente ainsi en dessins les éditeurs, journaux et magazines d'outre-Atlantique, du New York Times à Vogue en passant par Fortune. Il publie aussi sur place plusieurs albums pour enfants et commence à créer des couvertures de livres pour les recueils d'anecdotes de son ami John Train, auteur notamment de Famous Financial Fiascos. De nombreuses suivront, pour Marcel Aymé, Mario Soldati, Harry Mathews, Peter Carey, Raymond Carver... et, bien sûr, Patrick Modiano. 



Couverture dessinée
par Pierre Le-Tan

Leur rencontre date de 1978. Une histoire étonnante. " J'ai découvert ses livres, il y avait des ambiances qui me touchaient", raconte Le-Tan. Et pour cause... Car quand il en parle à son père, celui-ci lui répond : " Modiano ? Mais oui, j'ai très bien connu ses parents à Paris, pendant la guerre... Nous nous fréquentions. " Les familles s'étaient ensuite perdues de vue. Autant dire que lorsque Pierre Le-Tan prend contact avec le jeune écrivain, ils sont en terrain de connaissance. Dans Memory Lane, le premier livre qu'ils concoctent ensemble, ils mettent en scène une galerie de personnages mais aussi de lieux qui ont hanté leurs enfances. Le Corner Bar, boulevard Malesherbes. Une villa au cap d'Antibes. La façade lézardée d'un bottier de luxe... " Je sentais que tout cela allait disparaître et qu'il fallait le fixer ", explique Le-Tan. Un bon résumé de son travail, qui rappelle souvent celui de Sempé

Nostalgique, il sait aussi se 
Un sac Le-Tan
montrer féroce. Un exemple ? Les Lettres de Marik Loisy (Aubier). Un pastiche qui réunit les écrits " les plus émouvants " d'un hypothétique grand homme " qui marqua profondément tant d'éminents esprits de sa génération ". C'est du moins ce qu'affirme la préface. Car les neuf courtes missives qui suivent se révèlent plus banales les unes que les autres. Comme celle-ci, adressée " à Monsieur et madame Congre " : " Nous passons d'excellentes vacances à Bonneville. Le temps est malheureusement maussade. Le casino est fermé. Tant pis. Bien à vous, Marik. " En regard de la lettre, une assez sinistre vue de la promenade du bord de mer à Bonneville.

Mélange de tendresse et de cruauté

Tout Le-Tan est là, qui se penche sur ses personnages "comme un entomologiste qui examine les insectes, avec un mélange de tendresse et de cruauté ", confie-t-il. L'insignifiant Marik Loisy se retrouve ainsi épinglé comme un papillon pâlot. Plusieurs ouvrages de la même veine paraîtront. Paris de ma jeunesseÉpaves et débris sur la plage... Son chef-d'oeuvre : Album, un magnifique scrapbook très coloré dans lequel Le-Tan réunit souvenirs de voyages, photos d'amis disparus, très jolis textes écrits à la main et, bien sûr, des centaines de dessins, le tout dans un savant désordre. On y croise Greta Garbo et Christian Lacroix, Marie-Laure de Noailles et Mick Jagger. On passe de Menton à Macao, avec un crochet par l'Angleterre, pour visiter l'ancienne maison du photographe Cecil Beaton, avec ses extravagants meubles "néo-rococo". Au détour d'une page, on tombe sur une " boîte à mégots " créée par Picasso, de surprenantes chaussures en forme de pieds signées Cardin ou encore une chaise percée trouvée à Versailles.

Les objets, c'est l'autre passion de Pierre Le-Tan. Il a commencé à les collectionner à 7 ou 8 ans, sous les encouragements de son père. Le feu n'est toujours pas éteint. " Il est capable de disparaître plusieurs jours à la recherche d'un buste antique dont on lui a parlé ", témoigne Patrick Modiano dans un texte qu'il a consacré à son ami. Il y a dix ans, après avoir amassé plusieurs centaines d'oeuvres de Bérard, Le-Tan a cédé l'essentiel de sa collection néo-romantique et surréaliste chez Sotheby's, à Londres. " Les gens se remettaient à parler de cet artiste très oublié, et cela m'intéressait moins. Tout à coup, les choses deviennent vulgaires... Aujourd'hui, j'ai le catalogue de la vente, avec des notes très bien faites, cela me suffit. " Depuis, il s'est lancé dans d'autres quêtes, écumant les magasins d'antiquités et les enchères à la recherche de tableaux, statues et autres vestiges de l'art religieux du xvie siècle. Mais où caser ses nouvelles acquisitions, alors que l'appartement déborde déjà de beaux livres, de gravures, de terres cuites, de bustes en marbre ?

L'entretien est fini, le carnet de notes rangé. Une dernière question, tout de même, sur le Vietnam, et voilà Le-Tan qui devient soudain volubile. " Non, je ne suis jamais allé dans ce pays. Je préfère rester sur un Vietnam un peu mythique. En revanche, je me sens très asiatique. J'habite à Paris, j'ai trois grands enfants juifs de nationalité britannique, un petit dernier à moitié africain ; mais être asiatique, pour moi, c'est un fait. J'ai un physique d'Asiatique. Je me comporte comme un Asiatique, avec cette façon d'être, cette réserve propre aux Asiatiques. Je suis aussi asiatique dans ma façon de dessiner des choses plutôt simples, avec des traits précis, minutieux, même quand il s'agit de représenter le flou. " Et derrière ses lunettes d'écaille rondes, comme dans l'Indochine des années trente, il plisse les yeux en souriant... 

Pierre Le-Tan, dessinateur asiatique ? Pourquoi pas. Il esquisse souvent des paysages très occidentaux, des avenues haussmaniennes désertes, les quais du port de Dublin, l'enseigne d'un bar de nuit qui brille au fond d'une rue sans nom, une cour d'immeuble, un garage en banlieue. Mais à chaque fois figure un petit personnage solitaire et fragile, comme un voyageur sous une ombrelle trouée. Ce promeneur mélancolique, c'est lui.

Denis Cosnard
© Série Limitée n° 046 du 08 septembre 2006

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